jeudi 5 juillet 2012


CELEBRATION DU TRICENTENAIRE DE J. J. ROUSSEAU AU TIM TIMOL
"Penser l’écologie politique avec J. J. Rousseau''
I
Ce qui importe le plus dans les célébrations des grands philosophes, ce n’est évidemment pas le rituel de la mémoire qui consiste à se ressouvenir de ce qu’ils ont dit, comme s’il s’agissait de s’acquitter d’un devoir, mais la mise en perspective que cela nous permet de faire de leur œuvre en vue d’éclairer notre présent. On se souvient alors du passé, ou d’une œuvre du passé, parce qu’elle n’a pas cessé de nous interpeller et d’être pour nous une source de réflexion, et l’occasion pour de nouvelles pensées d’éclore. D’ailleurs, les grandes œuvres sont celles qui peuvent traverser ainsi le temps pour être une matrice éternelle où les hommes viennent s’abreuver, malgré la distance historique qui les en sépare.  C’est dans cette perspective que nous célébrons  le tricentenaire de Jean Jacques Rousseau. Il ne s’agira donc pas pour nous de le répéter, mais de voir, en fonction des enjeux politiques qui sont aujourd’hui celles de notre civilisation technicienne, quelles sont les ressources conceptuelles dont il dispose, pour que nous puissions comprendre les mutations de notre monde actuel.

Comme chacun sait, Rousseau est presque toujours célébré comme l’inventeur de notre modernité en politique pour avoir été l’un des philosophes parmi les plus importants à avoir jeté les bases de l’État moderne et de la démocratie. En montrant que la société n’est ni naturelle ni d’émanation divine, mais qu’elle est le résultat d’un pacte entre les hommes, la théorie du Contrat social met fin à ce que l’on pourrait appeler l’ère du théologico-politique et inaugure de ce fait l’ère du citoyen maître de son destin. Ce que Rousseau met en évidence avec l’idée du contrat social, et qui est au principe de notre modernité politique, c’est l’exigence démocratique de s’en remettre à ce qui définit l’universalité de l’homme, c'est-à-dire la capacité native de celui-ci à pouvoir juger rationnellement de ce qui est bien pour lui et pour la collectivité. C’est en tout  cas de cette façon que les révolutionnaires de 1789 le comprendront.

Mais il se trouve que cet aspect de la philosophie de Rousseau est la plupart du temps séparé de la philosophie de la nature qui en est pourtant le pendant direct, philosophie de la nature qui peut être brièvement résumée comme une pensée d’inspiration romantique qui bride de fait  l’enthousiasme rationaliste de la philosophie des Lumières en dénonçant les dérives de l’idée de progrès, ce qui fait qu’il y’aurait ainsi deux Rousseau, ou en tout cas deux philosophies de Rousseau qu’à première vue, rien ne semble pouvoir réconcilier. Je voudrais tenter de montrer ici que philosophie politique et philosophie de la nature peuvent et doivent non seulement aller de paire, mais que c’est seulement ainsi qu’il nous sera possible de penser à nouveaux frais la question de l’écologie politique. Penser l’écologie politique à nouveau frais, cela veut dire, d’une part, l’extirper de ses origines fascistes, traditionnalistes et obscurantistes qui en ont grevé la signification politique pendant longtemps, et d’autre part penser la possibilité d’une écologie humaniste.

Pour cela nous allons procéder en trois étapes. Dans un premier temps nous allons montrer brièvement comment le thème de la nature chez Rousseau permet-il d’envisager l’écologie politique. Ensuite nous montrerons comment le thème de l’écologie s’est dévoyé dans une mystique irrationaliste de la nature avec les mouvements d’extrême droite en Europe au début du siècle, et enfin nous verrons dans quelle mesure il est possible de reconstruire philosophiquement la question de l’écologie dans une perspective émancipatrice, rationaliste et humaniste.
II – Rousseau : l’homme et la nature

Comme nous l’avons suggéré plus haut, Rousseau appartient à la philosophie des Lumières par la façon tout à fait particulière dont il pense la question de l’État et celle du devenir de l’homme dans l’histoire et dans ses rapports avec la nature. C’est donc un Aufklärer, mais un Aufklärer d’un genre un peu spécial puisqu’il est pratiquement le premier à soumettre à la critique l’idéologie du progrès telle qu’elle sera thématisée par le XVIII siècle.  Il me semble qu’il y’a dans cette ambivalence un paradoxe que l’on ne peut pas élucider si nous ne prenons pas les choses à leurs racines, et que nous nous demandons ce que l’auteur du Contrat social a voulu faire. Pour cela, il faut partir de son opposition à Aristote qui pense que la vie en société est naturelle à l’homme. Contre le Stagirite, Rousseau établit que la société est une invention humaine, une conquête sur la nature, ce qui veut dire que l’ordre social n’est pas un prolongement de la nature mais sa négation. En d’autres termes, la société est ce par quoi l’homme échappe à son origine naturelle.

Pour donner un contenu à cette thèse, Rousseau imagine un état de nature où les hommes non encore socialisés vivent en hordes, mais  en harmonie avec la nature qui subvient à leurs besoins qui sont par ailleurs fort élémentaires. Arrive un moment où, du fait de leur nombre croissant, la nature n’est plus en mesure de fournir aux hommes leur subsistance – ce qui crée des conflits de plus en plus nombreux.  C’est alors que ces derniers vont mettre en place un pacte par lequel ils dessaisissent tous de leur liberté absolue pour constituer une société égalitaire, avec ce qu’il appelle le souverain, dont il dit qu’il est l’expression de la volonté générale. Par ce pacte l’humanité rompt si l’on peut dire avec son origine naturelle pour constituer un règne nouveau de part en part artificiel. Mais c’est aussi par là que les hommes  expérimentent l’historicité comme telle, car, tant qu’ils vivaient en symbiose avec la nature, ils ignoraient le devenir historique. Leur vie n’était rythmée que par l’alternance répétitive des saisons. Désormais ils sont aux prises les uns contre les autres, dans des rapports de réciprocité mais aussi de conflit, des rapports certes normés par des lois, mais qui auront comme conséquences de les pousser à sortir d’eux-mêmes et à se projeter dans une quête sans fin d’un absolu dont ils ignoraient jusque là l’existence. De l’animal stupide et borné qu’il était au début l’homme s’éloigne de plus en plus, par une artificialisation de plus en plus poussée de sa vie. Rousseau invente le concept de perfectibilité pour dire ce processus infini par lequel l’humanité se perfectionne indéfiniment par des acquisitions culturelles et techniques qui vont se substituer au fur et à mesure à la naturalité première d’où il était sorti. C’est justement par cette conception d’un progrès indéfini dont on peut dire qu’il est consubstantiel à l’homme que Rousseau appartient à la philosophie des Lumières. Mais c’est aussi par là qu’il rompt avec l’optimisme historique des Lumières puisqu’il affirme que ce progrès technique ne s’accompagne pas d’un progrès moral. Il faut dire qu’il est même l’exact contraire du progrès moral, ce qui veut dire que plus l’humanité s’éloigne de son origine naturelle du fait de ses progrès historiques, plus elle sombre dans les vices et l’indifférence morale. Bref, ce qu’elle obtient en acquisitions culturelles et techniques, elle le perd en humanité.

C’est justement ce thème d’une nature idéalisée, berceau de l’innocence et de la pureté originelles,  dans son opposition à une civilisation technicienne aliénante, voire mortifère, que les mouvements écologistes vont reprendre à l’époque contemporaine, en tordant un peu le coup aux textes, d’abord parce que chez Rousseau l’état de nature est juste une fiction conceptuelle pour penser l’exigence démocratique et n’a donc jamais existé comme tel, ensuite parce qu’il affirme que le progrès historique étant consubstantiel à l’homme, il est donc irréversible, ce qui veut dire que tout retour en arrière est impossible, sauf en cas de catastrophe majeure qui mettrait fin à notre civilisation.

III– Les  origines conservatrices de l’écologie politique

C’est dans ce cadre théorique défini par la pensée de Rousseau que se pose pour le monde moderne la question des rapports entre l’homme et la nature. Mais comme il n’y a pas de questions éternelles, mais des problématiques qui changent au cours de l’histoire de la pensée en fonction des contextes nouveaux, la question de l’écologie sera largement déterminée par la question de la modernité et de l’héritage des Lumières telle qu’elle se pose au lendemain de la deuxième guerre mondiale. L’enjeu fondamental de ce débat, comme chacun sait, tourne pour l’essentiel autour du statut de la Raison et de la science, dans leur prétention à jeter les bases d’une politique d’émancipation pour les hommes. Pour les critiques des Lumières, non seulement la promesse d’émancipation des Lumières ne s’est pas réalisée, mais elle s’est pervertie en menace de destruction pour l’humanité, menace dont ils accusent directement la science, et dont les catastrophes de Bhopal en Inde, de Three miles islands aux États Unis, de Tchernobyl ou de Fukushima, sans parler de d’Hiroshima et Nagasaki ont été des avant-goûts fort éloquents.

Mais pour Luc Ferry et tous ceux qui critiquent les mouvements écologiques, l’écologie politique sous ses dehors de mouvement progressiste doit être tenue pour ce qu’elle est, à savoir un avatar moderne des mouvements réactionnaires et traditionnalistes qui n’ont cessé de s’opposer à la science et à l’idéal rationaliste d’émancipation politique incarné par la philosophie des Lumières depuis le XVIII siècle.

Pour pouvoir faire un sort à cette thèse, un point d’histoire est ici nécessaire pour signaler que l’écologie, telle que nous la connaissons, est devenue une réalité politique à partir du moment où des écologistes allemands sont élus députés dans les années 70, années au cours desquelles des libertaires post-soixante-huitards, mais aussi des scientifiques et des défenseurs de la nature se sont regroupés autour de la question du nucléaire et des réflexions sur le croissance. L’écologie qu’ils mettent en œuvre se situe à la lisière de la science et de la politique puisque d’une part elle s’appuie sur les sciences naturelles pour étudier les relations de l’homme et de son environnement, mais d’autre part elle se prolonge en mouvement de contestation politique qui, sur la base des données scientifiques, lutte contre les dommages infligés à la nature, dommages qui, en derniers instance, menacent aussi la vie de l’homme sur terre. Or ce thème est historiquement d’inspiration conservatrice. Il apparaît pour la première fois en Allemagne dans la première moitié du XIX siècle avec deux penseurs, Ernst Moritz Arndt et Wilhelm Heinrich Riehl qui développent une approche de la nature combinant l’amour de la terre avec un nationalisme ouvertement xénophobe qui met un accent particulier sur une sorte de romantisme agraire mâtiné de haine des villes et des juifs. C’est dans la deuxième moitié du XIX siècle qu’un zoologiste allemand, Ernst Haeckel invente le mot d’écologie. Or l’écologie que développe Haeckel est profondément antihumaniste parce qu’elle consiste à dire qu’il n’y a pas de privilège ontologique de l’homme sur les autres êtres puisque, comme eux, il subit les mêmes lois naturelles qui, soit dit en passant, déterminent aussi avec la même rigueur l’ordre social. Or, si l’ordre social ne fait que reproduire l’ordre naturel, alors les inégalités sociales sont normales parce que naturelles, et il serait sacrilège de vouloir les changer. C’est pourquoi il sera récupéré plus tard par les partisans du darwinisme social. 

Au XX siècle, sous la République de Weimar, l’Allemagne traverse une période difficile et peine à se relever de la Première Guerre Mondiale. Dans ce contexte, des mouvements "hippies de droite", appelé les Wandervögel développent une contre-culture prônant plus d’harmonie avec la nature. Les Wandervögel se voulaient apolitiques et défendaient l’idée d’une transformation des rapports entre l’homme et la nature, sur le mode romantique et ce n’est pas un hasard si une large partie d’entre eux a fini par être séduite par la rhétorique nazie fondée sur le rapport mystique entre l’homme et la nature. Mais il faut signaler que les Wandervögel ont en outre été influencés par des intellectuels comme Ludwig Klages ou Martin Heidegger, deux figures qui ont contribué à construire des ponts entre une certaine idée de la nature et le fascisme du fait de leur rejet de la modernité et de l’humanisme, mais aussi à cause leur antisémitisme.

Le livre de Luc Ferry auquel j’ai fait allusion tantôt établit que la nature joue un rôle central dans l’idéologie national-socialiste et a d’ailleurs grandement contribué à sa popularité. Pour Luc Ferry, les préoccupations écologiques sont parfaitement cohérentes avec l’ensemble de la doctrine nazie et peuvent être résumées en deux points :
1 - D’abord l’écologie national-socialiste rejette la place éminente de l’homme dans la chaîne des êtres et considère que celui-ci n’est qu’un élément dans la chaîne de la vie - comme n’importe quel autre organisme - ce qui peut amener à relativiser sérieusement le poids de la vie humaine.
2 - Ensuite ces conceptions sont doublées d’une approche mystique de la nature et d’une conception organique de la société - chacun à sa place effectuant sans discuter les tâches qui lui ont été assignées – ce qui ouvre la voie à un ordre social de type totalitaire. Puisque la société doit s’inspirer des règles de la nature, le nazisme établit un lien entre la préservation de l’environnement et la protection de la pureté de la race : pas de pollution extérieure, pas de mélange des races. Pour rester en bonne santé, la race germanique a également besoin d’un espace vital, comme toutes les autres espèces.

IV – Techno-science et défi éthique

On le voit, nous sommes ici très loin des préoccupations égalitaristes de Rousseau et de l’inspiration universaliste de sa philosophie politique. Bien évidemment nous n’allons pas nous intéresser à pister les glissements conceptuels qui ont permis d’établir frauduleusement une filiation qui n’existe pas entre Rousseau et l’écologie conservatrice. Nous nous attacherons plutôt à montrer comment la question de l’écologie a été radicalement transformée par l’essor de la techno-science et de la civilisation technicienne et dans quelle mesure le souci rousseauiste d’un équilibre entre l’homme et la nature est aujourd’hui plus qu’actuel. Et là c’est vers un auteur allemand que nous allons nous tourner, Hans Jonas contre qui le livre de Luc Ferry était d’ailleurs dirigé. Jonas part du fait que l’évènement majeur qui a radicalement transformé le statut de l’homme dans la nature c’est le développement fulgurant de la techno-science à partir du XX siècle. A l’origine des menaces actuelles se trouve la vieille idée de la domination de la nature pour l’amélioration du sort humain, idée héritée de Descartes pour qui la science doit nous rendre maîtres et possesseurs de la nature. Or le succès de la soumission de la nature a atteint des proportions démesurées et s’est étendu à la nature de l’homme lui-même. Selon les termes de Jonas, « le pouvoir s’est rendu maître de lui-même, alors que sa promesse a viré en menace et sa perspective de salut en apocalypse ». Une forme de vie, « l’homme » se trouve maintenant en état de mettre en danger toutes les autres formes de vie. A l’ampleur des effets à long terme de l’action humaine, il faut ajouter leur irréversibilité. Ce que l’homme peut faire aujourd’hui n’a pas son équivalent dans l’expérience passée. Nous avons donc besoin d’une éthique qui soit à la hauteur des dangers que nos propres savoirs font courir à l’humanité. Or cette éthique nous ne pouvons pas la trouver ni dans les philosophies du passé ni dans celles du présent. L’éthique kantienne par exemple est anthropocentrée au sens où elle ne s’occupe que des rapports interindividuels. L’éthique kantienne et toutes les éthiques traditionnelles d’ailleurs, qui régissent les rapports des êtres humains entre eux, ne peuvent plus nous instruire sur les normes du « bien » et du « mal », auxquelles nous devons nous soumettre. Dans le cadre de ces éthiques, la nature ne constituait pas un objet de responsabilité humaine. Elle prenait soin d’elle-même ainsi que de l’homme.

Aujourd’hui que notre pouvoir porte atteinte aux équilibres naturels, notre responsabilité s’étend au-delà des relations interhumaines, jusqu’au niveau de la biosphère, en incorporant les effets à long terme dans la prévision. Autant dire qu’avec la façon dont cette exigence s’impose aujourd’hui, l’humanité ne peut trouver d’esquive qu’au risque de se voir emporter par une catastrophe. La nature est donc devenue, du fait des progrès techniques, un objet de réflexion éthique, et ce qui est en jeu c’est la détermination de nouveaux principes pour l’action commune, celle là même qui découle de la puissance technique dont les effets sur la vie, la nature et la culture sont aujourd’hui trop manifestes pour qu’il soit possible de les ignorer. Tout se passe comme si le programme cartésien de maîtrise de la nature s’était transformé en une guerre qui risque, à la longue, d’être fatale à l’homme. Il s’agit donc de changer de cap, c'est-à-dire de refonder notre maitrise sur de nouveaux principes, car, comme l’affirme Michel Serres, «(…) non réglée, excédant ses but, contre-productive, la maîtrise pure se retourne contre soi. Ainsi les anciens parasites, mis en danger de mort par les excès commis sur leurs hôtes, qui, morts, ne les nourrissent plus ni ne les logent, deviennent obligatoirement des symbiotes. Quand l’épidémie prend fin, disparaissent les microbes mêmes, faute de supports de leur prolifération. ». Nous serions donc, comme dit Michel Serres comme des parasites voués à la destruction et la nuisance de leur hôte, ce qui veut dire que nous ne saurions fonder nos rapports avec la nature sur de nouveaux principes qu’à la condition de réviser en profondeur tout l’héritage cde notre modernité. Pour Michel Serres qui se pose ici en héritier de Rousseau, il faut revoir l’essence même du contrat social que les hommes auraient virtuellement passé entre eux pour sortir de la nature devenue étrangère, une nature devenue juste un environnement. Tout se passe comme si du fait de ce pacte, les hommes s’étaient définitivement déracinés de la nature et s’étaient installés dans une histoire devenue autonome de toute détermination extérieure. Il s’agit dés lors de compléter ce contrat par un contrat de symbiose et de réciprocité avec la nature, non pas parce que celle-ci aurait, pour elle-même,  des droits, mais surtout parce qu’elle est ce sans quoi les hommes ne pourraient vivre. Cela veut dire qu’il faut prendre en compte la nature dans nos décisions, ce qui revient à dépasser le caractère anthropocentré de l’éthique traditionnelle, c'est-à-dire le fait que l’éthique, jusque là soit exclusivement liée au commerce des hommes. Il s’agit donc d’intégrer la nature  dans nos évaluations éthiques et juridiques, nos pas parce qu’elle serait le lieu d’une subjectivité enchaînée comme le pensent les intégristes des mythologies naturalistes, mais parce sa préservation pour aujourd’hui et pour les générations futures est une exigence fondamentale. La grande leçon d'écologie - et d'humanisme -  que Hans Jonas et Michel Serres nous donnent se résume à cela.

Ce qui a radicalement changé par rapport aux anciens paradigmes, c’est qu’aujourd’hui l’homme lui-même est ravalé au niveau de simple objet que la technique manipule au même titre que les autres éléments de la nature. Ainsi, à la vulnérabilité de la nature s’ajoute désormais celle de l’homme avec les manipulations biotechnologiques qui ouvrent une ère de mutations anthropologiques dont on ne sait pas encore ce qu’elle va produire. C’est la raison pour laquelle on peut dire que la question de l’écologie n’est plus simplement celle d’un environnement extérieur à protéger, mais l’exigence de faire en sorte que les conquêtes de notre civilisation technicienne ne soit  plus une menace pour la vie sur notre planète. 
Je vous remercie d'avoir été patients !











mardi 6 mars 2012

FAUT-IL ROMPRE AVEC LE RÉGIME PARLEMENTAIRE ?




Les tractations qui ont eu lieu ces derniers jours entre Macky Sall et ce qu’il est convenu d’appeler « le peuples des Assises nationales » ont porté, entre autres questions, sur l’épineux problème du régime politique qu’il faudrait adopter dans la perspective d’une refondation de nos institutions politiques. Question importante s’il en est, puisqu’il s’agit de se demander comment faire pour que le Président de la république ne puisse plus à l’avenir concentrer la totalité des pouvoirs entre ses mais, ce qui est en contradiction flagrante avec  le sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs. Comme chacun sait, les Assises avaient préconisé l’adoption du régime parlementaire comme  remède contre l’hyper-présidentialisme incarné par  Wade tout au long de son règne.
Dans la toute première conférence de presse qu’il a donnée en tant que challenger du président sortant au deuxième tour, Macky Sall, fidèle en cela à la doctrine qui avait été la sienne lors des Assisses avait tenu à démontrer que dans le fond, nous n’avons pas tant un problème de régime politique qu’un problème de démocrates. Ce qui veut dire que quel que soit le régime politique, si les hommes qui sont chargés de veiller sur nos institutions ne sont pas à la hauteur, les problèmes demeureront. C’est par la suite, quand il a rencontré Amadou Maktar Mbow et les candidats parties prenantes aux  Assisses qu’il s’est engagé solennellement à appliquer l’intégralité des conclusions de celles-ci. C’est dire qu’il y a  donc unanimité autour de cette affaire. Or la question est loin d’être aussi simple qu’on le croit, et pour mettre en évidence tous les enjeux que cela implique il faudrait partir du fait qu’en matière d’institutions politiques, l’erreur à ne pas commettre serait de croire que tout se résume en fin de compte à un simple problème de montage juridique, ce que beaucoup de sénégalais seraient tentés de penser au regard de l’hyper-juridisation de notre débat politique. On ne peut pas concevoir des institutions qui sont censées s’appliquer à une société donnée sans tenir compte des traditions historiques et des spécificités culturelles et sociologiques de celles-ci. Les institutions de la Cinquième République qui font rêver nos élites, et auxquelles nous pensons spontanément lorsque nous parlons de régime parlementaire, ne sont pas juste un montage institutionnel, mais le fruit d’une longue évolution historique, dans un contexte social et culturel marqué par des luttes politiques dont on n’a plus idée aujourd’hui. On pourrait même dire qu’elles participent d’une certaine manière de l’identité politique française.
On voit par là que chaque peuple, en fonction de son histoire et de son niveau culturel doit se donner les institutions qui lui conviennent. Celles-ci pourront évoluer éventuellement, en même temps que la sociologie toujours particulière de la société en question. Un exemple suffisamment édifiant à ce sujet et qui devrait nous faire réfléchir est celui du Niger. Lorsque ce pays s’est doté d’un régime parlementaire et qu’il a dû faire face au périlleux exercice de la cohabitation entre un premier ministre issu de la majorité et un Président de la république appartenant à un parti minoritaire – ce qui arrive presque toujours dans un régime parlementaire - le pays s’est retrouvé très vite bloqué, et pendant des semaines les deux hommes  n’ont pas pu tenir un seul conseil des ministres. La dualité au sommet avait de fait coupé l’Etat  en deux. C’est un coup d’état militaire qui a finalement dénoué la crise ! C’est dire que l’importation d’institutions politiques exogènes dans un contexte de construction démocratique peut être source de blocages. Au regard des urgences qui sont aujourd’hui les nôtres je ne pense pas que nous puissions nous payer le luxe de nous lancer dans une telle aventure.
Je ne me satisfais pas pour autant de la réponse de Macky Sall consistant à dire que tout se ramène en définitive à une question d’hommes, simplement parce que sous toutes les latitudes le pouvoir politique reste le même : si rien ne vient le limiter il a tendance à être totalitaire. Il faut donc toujours légiférer à chaque fois que cela est nécessaire, ce qui revient à ne pas faire confiance à la morale supposée des hommes politiques comme Macky semble le suggérer. Si Wade et son clan se sont tout permis pendant tout le temps qu’ils sont restés au pouvoir, c’est parce que notre justice était et est encore sous tutelle. Une justice libre et indépendante par rapport à l’exécutif est la condition sine qua non de la liberté et de l’égalité des citoyens,  et nulle démocratie ne peut en faire l’économie. Dans toutes les grandes démocraties, elle est le rempart le plus sûr contre les abus de pouvoir. Mais malheureusement, sur cette question qui aurait dû être au centre des tractations en vue d’un éventuel soutien à Macky Sall, nos hommes politiques sont restés très évasifs…


lundi 27 février 2012

L e plan B... du Peuple !




Le plan B… du Peuple !

Oui, il y’avait un plan B… celui du peuple sénégalais !  Face à la forfaiture de Wade et de son conseil constitutionnel aux ordres, les sénégalais avaient le choix entre l’insurrection (armée?) et la démocratie. Ils ont choisi la démocratie, au grand dam de tous les Cassandre qui prédisaient l’apocalypse pour ce 26 février. L’alternative du chaos que tout le monde prédisait n’eut donc pas lieu. C’est au contraire un peuple civilisé qui est allé voter ce dimanche dans le calme et la bonne humeur, et qui a montré qu’en définitive seule  sa volonté compte. Pourtant, à écouter certains de nos doctes analystes politiques, on avait l’impression que le destin du Sénégal était suspendu aux combinaisons que le Président de la république allait concocter dans le secret de son palais, comme si le peuple, lui,  n’avait pas son mot à dire. D’autres, plus téméraires, affirmaient le plus calmement du monde que le pays ne pouvait pas faire l’économie d’un bain de sang pour se sortir de cette crise. Etonnant peuple sénégalais qui a compris que les problèmes qui surgissent en démocratie doivent trouver leur solution par… la démocratie ! Deux remarques doivent être faites d’ors et déjà à ce sujet :
1 – Les sénégalais ont compris, et cela au moins depuis un certain 19 mars 2000, qu’ils peuvent sanctionner les hommes politiques par la voix des urnes. S’ils sont sortis massivement le 23 juin dernier manifester contre le fameux projet de loi de Wade instituant le dauphinat, c’était justement pour protéger cet acquis démocratique. C’est ce qui explique sans doute que « les candidats de la Place de l’indépendance » aient été lourdement sanctionnés, alors que d’après des sondages non officiels, au moins d’eux d’entre eux, en l’occurrence Cheikh Bamba Dièye et Ibrahima Fall bénéficiaient d’un fort capital de sympathie auprès de l’électorat, et auraient sans doute fait un meilleur score s’ils n’avaient pas adopté cette stratégie pour le moins suicidaire. Que Macky Sall soit le vainqueur de ce premier tour n’est donc pas en soi une surprise puisqu’il a compris dés le départ que la bataille contre la candidature de Wade était perdue, et que l’imbroglio juridico-politique que cette donne allait créer ne pouvait être résolu que par la voix des urnes. Ce n’est donc peut-être pas tant sur son programme qu’il a été élu – on n’a pratiquement pas parlé de programme au cours de cette campagne – que sur cette stratégie intelligente qui nous a évité le pire. Il faut donc comprendre par là que la construction d’une démocratie véritable est une œuvre de longue haleine et ne peut se faire que dans le cadre des lois républicaines. Certes, il y’aura toujours un écart entre les principes tels qu’ils existent dans leur pureté et la réalité sociologique du terrain qui ne peut évoluer que très lentement. L’impatience ‘’petite bourgeoise’’ de nos élites politiques et intellectuelles ne traduit donc que leur décalage par rapport au peuple au nom duquel ils prétendent pourtant parler.
2 -  Au regard de la façon dont le scrutin s’est déroulé, il n’est plus permis de dire que des élections transparentes sont impossibles au Sénégal. On a entendu des candidats dire que Wade n’organiserait jamais des élections pour les perdre, et que cela ne servirait à rien d’essayer de le battre par les urnes, comme si le PDS n’avait pas largement perdu les élections locales de 2009 avec le même fichier. Je me demande si ce type de discours démobilisateur n’a pas contribué à augmenter le taux d’abstention assez important dans certaines régions du pays, ce qui, manifestement, a fait le jeu du pouvoir. Notre opposition nous a tellement habitués à l’idée que Wade n’est jamais à court d’idées lorsqu’il s’agit tromper son monde qu’ils ont fini, sans le vouloir, par créer le mythe du « Wade sorcier » qui peut toujours se sortir des pires situations, alors que la plupart du temps c’est leur manque d’imagination et leur inconséquence qui sont en cause. Certes, il y’a des choses à améliorer parce qu’aucun système électoral n’est jamais parfait, mais globalement on peut dire qu’en cette matière nous avons fait d’énormes progrès qu’il faudrait, bien entendu, consolider. 

mercredi 11 janvier 2012

De quoi Youssou Ndour est-il le symptôme ?




L’annonce de la candidature de Youssou Ndour à l’élection présidentielle du 26 février 2012 a suscité le plus grand émoi chez bon nombre de sénégalais qui voient là un fait sans précédent dans l’histoire de notre vie politique. Qu’un chanteur de Mbalakh quasiment illettré mais riche comme Crésus en vienne à se dire, qu’après tout, nul n’est plus indiqué que lui pour diriger le Sénégal  est en effet le signe le plus évident que quelque chose ne va plus dans ce pays, et que nous sommes peut-être entrain d’inaugurer, à notre insu, une nouvelle ère en politique. Certes, comme tout sénégalais jouissant de ses droits civiques, Youssou Ndour a le droit de solliciter les suffrages des sénégalais, en vertu du principe d’égale dignité des citoyens qui est au fondement de toute démocratie. Ce n’est donc pas ce droit que lui reconnaît la Constitution que nous lui refusons, d’autant plus qu’avant lui, en 2007, un promoteur de lutte – Petit Mbaye, pour ne pas le nommer – s’était porté candidat à la présidentielle. Nous ne voulons pas non plus insinuer que la gestion des affaires de l’État devrait être exclusivement réservée à une aristocratie politico-intellectuelle, conformément à une certaine conception platonicienne du politique, l’élitisme étant, comme chacun sait, la chose la plus pernicieuse qui soit lorsqu’il est question du bien public.  Ce que nous voulons, c’est plutôt nous interroger sur ce qui nous semble être le symptôme de quelque chose de profond, un mal que nous n’avons peut-être pas vu venir, mais qui pourrait, si on n’y prend garde, avoir des conséquences désastreuses sur notre culture démocratique.
Pour bien cerner ce qui est ici en jeu, et qui me semble inhérent à l’essence même de la démocratie, il faut partir de la déliquescence de la gauche sénégalaise telle qu’elle s’est produite après l’effondrement du communisme. Il me semble que les linéaments du nouveau paradigme dans lequel nous sommes entrés ont été posés à ce moment là. Comme chacun sait, notre vie politique, depuis Senghor, s’était structurée autour de quelques courants idéologiques : une gauche marxiste très hétérogène, une courant « travailliste » et libéral (sic), une gauche nationaliste panafricaniste et les ‘’socialistes’’ alors au pouvoir. Chacune de ces familles politiques avait une identité propre articulée à un corpus d’idées, un projet de société et des convictions idéologiques fortes et bien tranchées, ce qui donnait aux débats politiques d’alors des allures de guerre des tranchées,  dans un contexte international fortement marqué par la bipolarisation Est/Ouest. Mais ce qui caractérisait cette époque ce n’était pas seulement la haute tenue intellectuelle des débats, mais surtout la très forte charge éthique qui soutenait et orientait l’engagement des gens de gauche. Cela se traduisait par un militantisme hyper intellectualisé- il fallait savoir tenir la dragée haute à Senghor -, un militantisme d’amphithéâtre dans certains cas, mais qui était malgré tout articulé aux préoccupations des sénégalais,  ce que traduisait la radicalité et la virulence des revendications syndicales, notamment dans l’enseignement et dans les organisations d’étudiants. C’est qu’il y avait, à côté des appareils de parti, une intelligentsia de gauche aguerrie et forgée au combat politique et dont les productions théoriques, en plus d’éclairer la pratique politique des militants, avaient contribué à dessiner les contours d’une morale politique extrêmement exigeante qui, certes, pouvait parfois légitimer les pires chasses aux sorcières, mais avait tout de même le mérite d’avoir sacralisé pour ainsi dire le don de soi qui était au principe de l’engagement politique, ce qui mettait l’éthique au centre de la politique. Combien sont-ils, les jeunes élèves et étudiants qui ont sacrifié leurs études au nom de leurs convictions, ou qui sont morts dans les geôles de Senghor ?
Avec la chute du mur de Berlin c’est ce monde qui s’effondre, et avec lui l’exigence de normer la pratique politique par des valeurs. La conséquence la plus immédiate de cette rupture c’est que  le souci d’efficacité et de réalisme politiques qui jusque là était plus ou moins marginal, devint le seul critère d’appréciation de l’action politique, comme si les exigences morales de liberté, de justice sociale et d’égalité étaient devenues subitement obsolètes et caduques. Quant à la lutte anti impérialiste, elle disparut tout bonnement du langage des gens de gauche, comme si la réalité qu’elle désignait - à savoir l’urgence de se battre contre la domination politique et le pillage de nos ressources par les puissances étrangères - s’était évanouie comme par enchantement. Mieux, elle devint taboue du fait de l’hégémonie de la ‘’bien pensance’’ ambiante qui, depuis lors, tient lieu d’idéologie dominante. On peut donc voir que c’est faute d’avoir suffisamment thématisé - d’un point de vue critique- ce qui se jouait dans cette faillite des idéaux de la gauche dans les pays de l’Est que nos partis et l’intelligentsia de gauche ne surent pas négocier ‘’le virage social-démocrate’’ que d’autres réussirent pourtant à amorcer sous d’autres cieux. Que le communisme se soit révélé inadéquat, on le savait de toute façon bien avant la chute du mur de Berlin. Mais est-ce que cela devait nécessairement invalider aussi du même coup le projet de construire une société prospère, juste et égalitaire ? Si cette exigence de justice est éternelle, elle devrait pouvoir survivre au communisme et à toutes les tentatives de l’inscrire dans l’Histoire. N’est-ce pas cet idéal qui guide aujourd’hui les révolutions des peuples de Tunisie, d’Egypte et de Syrie, et est entrain de prendre forme au cœur même du capitalisme financier mondial avec le mouvement ‘’Occupy Wall Street’’ ? Pour n’avoir pas su articuler un tel projet dans un idiome politique rénové, nos partis de gauche ont de fait signé leur arrêt de mort. Conséquence : l’univers d’idées, de valeurs et de normes morales qui jusque là orientait la pratique fit place au règne du cynisme, et la politique, naturellement, devint un métier comme un autre.
Mais, contre toute attente, c’est l’alternance à laquelle la gauche a pourtant largement contribué, pour avoir ‘’encadré’’ et soutenu Wade dans son long combat contre Diouf, qui paracheva ce mouvement de déliquescence et discrédita pour toujours nos élites de gauche. Pour dire les choses de façon crue, c’est l’expérience du pouvoir qui a définitivement sonné le glas  de la gauche, et deux exemples suffisent pour établir cela. Le premier c’est que la gauche n’a pas élu Wade sur la base d’un programme commun, un programme qui aurait pu, par exemple, mettre l’accent sur la nécessité de combattre de façon sérieuse la pauvreté, sur la base d’une politique sociale clairement définie, – il fallait se défaire de Diouf et de son régime, après on verra ! Pour cette raison elle ne put peser de tout son poids pour contrecarrer sa désastreuse politique néolibérale de paupérisation des masses. Le deuxième c’est qu’aucun de ces partis n’a réellement rompu avec Wade sur la base stricte de principes clairs. Ils se sont tous fait ‘’éjectés’’ du gouvernement quand Wade s’est aperçu qu’il n’avait plus besoin d’eux. Il est d’ailleurs à ce propos remarquable qu’un parti comme And Jef/Pads, qui a incarné à l’extrême gauche de notre échiquier politique l’exigence morale la plus radicale de non compromission avec le régime UPS/PS, se soit disloqué – au contact de Wade -, de la manière que l’on sait. Il y avait quelque chose de pathétique et de piteusement malsain dans les dénégations laborieuses de Landing Savane, accusé d’avoir indûment bénéficié des ‘’largesses’’ de Wade – 30 millions de francs par mois pendant au moins sept ans ! Mais au-delà de Landing et de son parti, c’est, à y regarder de prés,  toute la gauche, avec ses idéaux de justice sociale et d’égalité, qui a fait naufrage, et l’exemple le plus édifiant à ce sujet c’est la façon tout à fait pitoyable dont la LD, le PIT, le(s) RND, le RTAS, entre autres, se sont pour ainsi dire ‘’écrasées’’ au sein de Benno au profit de Niasse et de Tanor, leurs ennemis d’hier, comme si un programme de gauche n’était plus à l’ordre du jour dans ce pays. Or un programme minimal de gauche, qui imposerait nécessairement de revoir les accords de défense qui nous lient à la France et comporterait un programme de nationalisation des entreprises sénégalaises aux mains du capital français avait sa place dans cette campagne électorale. Qu’une entreprise aussi prospère que la Sonatel, avec ses cent milliards de bénéfice par an soit aux mains de l’étranger, sans que cela ne semble inquiéter personne est la preuve que la gauche a rompu avec ses traditions de lutte qui avaient fait son identité. Ce n’est donc pas hasard s’il n’y a nulle trace de nationalisation dans le programme des Assises Nationales que tout le monde agite pourtant comme un gris-gris. C’est pourquoi on peut dire qu’en se mettant dans la position de ne devoir choisir qu’entre Niasse et Tanor, la gauche s’est  volontairement auto-exclue d’une élection présidentielle qui aurait du être le procès du néolibéralisme, du fait de la politique économique désastreuse  de Wade et de la crise du capitalisme mondial. Par là elle a de fait raté l’occasion historique de penser les conditions de possibilité  pour une gauche rénovée et intelligente de voir le jour dans le paysage politique sénégalais, dans un contexte international où les luttes populaires sont entrain de changer en profondeur la géopolitique mondiale. En se mettant avec Niasse, là encore, ils commettent la même erreur qu’avec Wade en 2000 : le pouvoir d’abord, après on verra !
Mais il n’y a pas que la gauche qui soit en cause dans ce processus de démantèlement des valeurs en politique, loin de là. On doit d’ailleurs dire que ce que la gauche a entamé a trouvé son apothéose à droite, si tant est qu’on puisse dire de Wade qu’il est de droite, tant il est inclassable. Wade est sans doute un grand homme politique, et qu’on le veuille ou non il est déjà définitivement entré dans l’histoire politique du Sénégal, non pas seulement pour avoir réalisé la première alternance politique par les urnes, mais aussi comme l’homme politique le plus charismatique avec Senghor. Je n’aurai pas la mauvaise grâce de ne pas reconnaître qu’il a changé énormément de choses dans ce pays. Mais en même temps il aura été le Président de la république le plus ‘’informel’’ de toute l’histoire du Sénégal, et donc celui qui aura jeté le plus grave discrédit sur notre formalisme institutionnel par ses réformes constitutionnelles hasardeuses, ses remaniements ministériels en veux-tu en voilà, les agressions d’opposants et les crimes restés impunis, mais surtout par sa propension à nommer aux plus hauts postes de responsabilité des gens pour le moins…bizarres, comme si ce pays manquait de cadres compétents. C’est par cette dévalorisation de la chose politique qu’il a le plus fait du mal à ce pays, parce que le sentiment qui a fini par gagner nos concitoyens, c’est que la politique a dégénéré en une foire d’empoigne où aucune compétence n’est désormais plus requise. Plus besoin d’avoir des idées, encore moins d’avoir été formé pour être au fait des enjeux économiques, sociaux, culturels, scientifiques, politiques ou géopolitiques qu’exigent les tâches de développement. A preuve, Youssou Ndour affirmant qu’il n’y a aucune université où l’on forme les présidents. C’est ce sentiment que la politique peut parfaitement s’exempter d’idées qui a fait que tous ceux qui ont à se prévaloir d’une compétence – réelle ou avérée- dans leur domaine, se sont dit qu’ils pouvaient franchir le Rubicon et solliciter les suffrages des sénégalais, d’où le nombre impressionnât de candidatures déclarées, des plus sérieuses aux plus farfelues. Le ‘’génie’’ de Youssou Ndour c’est que même s’il  n’a peut-être pas fait d’études poussées, il a le flair et l’opportunisme caractéristique  des hommes d’affaires avertis qui savent choisir le bon moment pour ‘‘jouer un bon coup’’. Il sait que notre culture politique s’est dégradée à un point tel qu’il n’est plus vraiment nécessaire d’évoquer de grands principes ou d’avoir des idées pour se faire élire, mais qu’il suffit, si on est riche, d’être un bon démagogue en sachant ‘’jouer ‘’ intelligemment avec son image pour pouvoir tirer son épingle du jeu. C’est cette faillite des idées en politique, pourtant parfaitement compatible avec l’idéal démocratique - après tout la Constitution peut-elle exiger des hommes politiques qu’ils aient une vision claire des enjeux qu’engage notre situation de pays pauvre ? - qui risque d’être dans les années à venir le grand défi auquel nous serons confrontés.
Or les débats d’idées ont une fonction discriminatoire salutaire en démocratie parce qu’ils constituent le seul véritable rempart contre la barbarie, surtout celle qu’incarne l’ignorance, la pire de toutes. Si toute l’œuvre philosophique d’un Habermas s’est construite autour de la nécessité de faire des débats publics ce qui purge les sociétés démocratiques de leurs pathologies, c’est qu’ils sont la seule alternative à la violence. Soit on discute pour résoudre nos différends, soit on se bat, et alors c’est le plus fort ou le plus rusé qui l’emporte. Nous devons profondément méditer le fait que ce n’est pas un hasard si Hitler a accédé au pouvoir par la démocratie, dans une Allemagne culturellement très avancée et qui, depuis Emmanuel Kant, n’a cessé de faire l’instruction philosophique de l’Europe. Si la démocratie se distingue des autres régimes politiques par son égalitarisme forcené, c’est aussi par là qu’elle peut être le plus vulnérable. D’abord parce que n’importe qui y vaut n’importe qui, ce que les sophistes avaient compris dans la toute première démocratie au monde, lorsqu’ils se mirent à enseigner aux jeunes athéniens comment faire usage du langage comme d’une arme politique pour, comme dit l’Aventure ambigüe, ‘’vaincre sans avoir raison’’, ensuite parce que toutes les idées, même les plus dangereuses doivent pouvoir trouver à s’y exprimer librement. Mais en faisant de la libre discussion son principe fondateur – et donc de la nécessité d’avoir une vision globale des problèmes et des arguments pour convaincre -, la démocratie se donne par là la plus sûre garantie contre l’arbitraire de la force et des puissances d’argent. Il n’y a donc rien d’élitiste dans cette discrimination par les idées, ne serait-ce que parce que les citoyens ont le droit d’exiger de ceux qui se sont fait une vocation de décider pour eux, de leur dire au moins comment ils comptent s’y prendre. Certes, il n’ya aucune université où l’on forme les présidents, mais il n’y a non plus aucun pays où l’ignorance est posée comme critère pour les élire. De quelle compétence Youssou Ndour peut-il se prévaloir pour, par exemple, résoudre la crise universitaire ? Que sait-il de la géopolitique internationale, de la crise de l’énergie, ou encore des mécanismes du capitalisme financier qui est entrain de précipiter la planète au fond du gouffre ? Comment compte-t-il s’y prendre contre une éventuelle dévaluation du franc Cfa ? Que compte-t-il faire pour résoudre le douloureux problème du chômage des millions de jeunes dans nos banlieues ? Que l’on ne nous dise surtout pas que ses conseillers seront chargés de suppléer à son ignorance, et de savoir à sa place ce qu’il ignore, parce que s’il ne peut se passer de conseillers – formés dans des universités ! - c’est qu’il ne peut donc non plus tenir jusqu’au bout dans sa logique obscurantiste de répudiation du savoir.
Ces questions, qui n’appellent pas des réponses simples, il faudra bien entendu les poser aussi à tous les candidats, et exiger d’eux autre chose que de simples déclarations d’intention, si nous ne voulons pas faire de cette élection un simple moment de défoulement populaire. Sans débats politiques intelligents, ce sont les piliers de la démocratie qui s’affaissent, et la vie politique devient alors un spectacle comme un autre - j’allais dire un cirque - où ce qui compte c’est moins la pertinence et la justesse des idées que la capacité à théâtraliser. Or, c’est cela qui a rendu possible un Youssou Ndour en politique et, si on n’y prend garde, nous vaudra peut-être demain  un tyran à la tête de l’État, car le sommeil de la Raison engendre toujours des monstres.